HAVA PINHAS-COHEN : FESTIVAL VOIX VIVES/Français
(la numérotation entre parenthèses correspond à celle de l’hébreu)
(1)
Samson
A minuit je l’ai vu monter à l’est de la montagne
montant sur la montagne et les portes d’une ville hostile plus large que sa taille
encadrent son gigantesque corps le cou tendu vers avant
ses yeux plongent dans le paysage sur le chemin
il a un gout de femme sur la langue.
Que désire son âme : le miel de sa bouche, les lacs de ses yeux pour se réveiller à son flanc
Il laisse à minuit le lit chaud de son corps les portes de la ville sur son dos.
Eveillé à minuit sur sa couche il embrasse sa bouche et ses seins
A corps et à cri dit : je reviendrai, et il s’en va. La lavande parfume sa peau,
l’huile d’amandes ses reins, ses cheveux sont dans les siens
ils volent sous la brise de minuit, les portes de la ville sur les épaules
s’ébranlent et réveillent les gazelles des champs.
Elles sont effrayées de voir telle créature velue sur les adrets
à l’opposé des sources. Le géant seul grimpe sous le regard des des champs
la voie est libre, les verrous de la ville ouverts: il porte la ville redoutable sur les épaules.
(2)
Tout commence à l’extrémité
Tout part de la pointe du pied
du talon à la cheville
de l’extrémité de mon corps, il a commencé à m’aimer, relevé ma robe et découvert le mollet,
comme s’il était une oeuvre d’art, une invitation au voyage qui part du corps
et va vers l’âme il montait vers le haut de mes hanches
à l’intérieur de ses faces cachées, là où il n’y a pas de différence
entre le plaisir et la douleur, le pur et l’impur, entre la vie qui commence et celle qui s’achève.
Aujourd’hui le coton ou la soie recouvre des chevilles moins vives
remplies de l’eau et de sang toutes bleues et maladives
il ne verra plus la jambe en sa splendeur
le genou
la cuisse tendue
Elle dit à l’extrémité de son corps d’être prête au changement
il y a une vie dans la vie pour parler du dedans, quelque chose peut-être s’achève
et bouge de la pointe du pied vers le haut cacheté d’un sceau
les pas se referment à l’intérieur des muscles des pas qui n’ont pas encore
pris de chemin et ont réduit mes pieds
à ce que je suis ou ne suis pas
(3)
Le voyage est une maison
1.
Quand j’ai essayé de te dire que le temps passe et que bientôt nous serions seuls, je ne serai pas, le jeune cheval
qui a conduit l’homme en manteau vert la corde attachée au col
a compris que je suis celle qui passe sur la face du temps
moi dont le voyage est la maison , dans une valise rouge j’ai rangé
un ordinateur, du linge, un soutien-gorge, une chemise, et une paire de chaussons
pour suivre l’éloignement des pas
2.
Je ne précise pas le jour, c’est le jour je suis allé
le long de la plage trouver un pêcheur dont la moitié du corps
était plongé dans l’eau
les deux mains ouvertes vers la mer agrippées au filet,
c’est une maison dans le papillonnement qui se dirige vers la plage
proche du frémissement
de la substance du bleu.
(4)
Hosanna
Ce calme fait de voix des oiseaux du matin
Ce silence du vent recueilli dans les branches du palmier
Ce silence où résonnent les gouttes d’eau du robinet
Ce silence avant d’allumer la radio, de démarrer la voiture
Ce silence avant que la cime des montagnes ne s’irise
Ce silence d’avant les mots qui séparent la langue du souffle
Le silence avant que ne soit connu ce qui se désagrège et se sépare
Et les voix des enfants dans le lit maternel le rire assuré du présent
Ce silence du matin généreux et rassurant
Comme si la guerre ne guettait pas derrière les palmiers, au-delà de l’automne
Cependant que quelques morts sont comptés comme s’ils étaient une nécessité ou une partie de ce silence
Et que nous préparons nos repas et accueillons les invités
On rassemble la couronne de lumière au-dessus des arbres
Pour qu’elle arrête le bruit de la fracture irrémédiable,
Celle qui épaissit le silence d’une pièce vidée de tout.
Dans le tremblement, un silence
Un saignement captif du corps.
(5)
Qu’est ce qui l’a poussé
Qu’est ce qui l’a poussé à laisser le livre sur le tapis
et à courir dans tous les sens les mains levée les lèvres murmurant
comme s’il savait quelque chose que je ne saurai jamais
et entendre des voix que je pourrai jamais voir
Qu’y a-t-il dans ce regard aigu et innocent
qui éveille en moi une frayeur
que je n’ai jamais connue.
(6)
Les pleurs d’un enfant de six ans
Je me suis levée j’ai lavé mes jupes, accroché sur les cordes à linge
une robe blanche et une chemise bleue pour que le vent d’Ouest les sèche plus vite.
Puis j’ai lavé la vaisselle qui a transformé l’évier en mots désuets
balayé le sol, et j’ai posé une casserole
sur le feu remplie d’une soupe de légumes et de gruau
J’ai fait mon possible pour planer au- dessus du temps
et ne pas ressentir l’écorchure profonde
que les pleurs d’un enfant de six ans ont plongé
dans l’âme. C’est une écorchure
qui ne se cicatrise pas, elle est soudée
aux pleurs entre les cotes
et le cœur.
Mon expérience me dit
que la soupe, pour une fois, sera salée.
(7)
Faire semblant
Un temps qui ne trouve pas de place dans l’agenda électronique
ni dans tout autre agenda. Une heure passée
dans un restaurant italien au cœur de Tel-Aviv
un temps qui n’a pas de place ou de marque
un vide blanc entre les lignes
entre une salade grecque
et un café turc
Un enfant de trois ans dit, regarde,
mon chien, c’est un faux
(8)
La chaise vide et le mur
Le matin est à son apogée, le soleil raccourcit son ombre
Yona m’a dit à Richikesh, je te retrouverai après dix heures près de la déesse Ganga ce n’est qu’alors que le jour se réchauffe.
Quand le soleil quitte les montagnes, je plie le linge, lave la vaisselle d’un ancien repas, j’arrose les plantes, perchées de la fenêtre sur la rue,
un géranium grimpe, un autre debout, un œillet, une plante verte et des cactus, je remets des livres sur l’étagère, plie des vêtements dans l’armoire, mais ce n’est que lorsque l’évier est vide, nettoyé des restes de nourriture et que le vent soulève le linge,
c’est alors que sur la chaise près de la table de cuisine s’immobilise le vide antique, celui dont je suis la seule à me souvenir et que je remplis.
Toute personne qui entre la regarde comme si c’était juste une chaise à bascule vide, il la tire vers le mur, le bois vide résonne contre le mur
je sens alors un tremblement invisible sortir du ventre de la terre,
il secoue toutes les lettres des livres et des mondes refermés sur le corps des choses, alors seulement j’attrape la chaise et monte sur elle comme si elle était pleine, je commence à remplir de lettres et de lignes la maison et ce papier.
(9)
Poèmes du jardinier
1.
Le jardinier et les pommes me font sortir de la Poétique
des épine et des oranges, ils m’apprennent une autre langue
même le ciel
d’autres dieux
un dieu généreux
Cachés un jardin et un jardinier, même s’ il possède une brouette et un entonnoir
et des graines en sachets dans un tiroir de table en bois dans la remise.
Comme la joue d’une jeune femme d’un tableau de Vermeer le passage du vert clair
presque jaune vers le rose tendre qui conduit à un autre vert à travers du blanc,
tu sens les poils du pinceau dans la couleur humide et la recherche du renouveau
c’est alors que jaillit la lumière
sur les taches de la pelouse le tapis se déplie vers leur chute
Tout est là pour de bon, une cavité presque invisible
sur la pelouse, une torsion de l’herbe
vers ce qui tombe sur elle.
Tout est présent pour que j’oublie.
Un écureuil viendra
il glissera sur l’arbre
à pas de serpent.
(10)
2.
Pommes de novembre
Novembre a fait tomber les dernières pommes de l’arbre
une fumée tendre flotte, comme l’odeur de pipe de mon bien-aimé
Brindilles et feuilles sèches du jardinier
une lettre brûlée :
« Déambule dans ton sommeil
viens au coin du jardin »
Le feu a jailli de la maison, en dehors du temps extérieur
Fièrement J’ai tendu la main
pour réchauffer le bout de mes doigts
Un geste que j’ai appris des aveugles
et de ceux qui reviennent
(11)
Pays
Comment le dire
mais ça ressemble dedans à un utérus en forme de poire
un pays enfoui dans un autre qu’on ne peut
extraire seulement voir
sortir de ses entrailles le vrai
le seul que la vérité peut produire
il possède deux faces une progéniture et chaque jour
à nouveau je cherche son visage annoncé :
tantôt c’est une femme vêtue de noir un paon,
accroupie à l’entrée du marché sur un panier
de raisins secs elle a la voix rugueuse ( étrangère ?)
et la longue patience des terrasses de montagnes,
elle vend pour une poignée de pièces.
Tantôt, elle apparaît comme deux enfants (juste avant la Pâque)
pendus dans la cour aux branches d’un néflier,
dans cette arrière-cour ombragée
par un casuarina, un citronnier et un mandarinier
dont nous avons connu le bienfait.
Parfois aussi tu ne sais pas comment
un pays détourne son visage
en te disant : « Va, cherche ! »
Faut-il lui dire :
« Où est ta compassion ? »
(12)
Quand mes créations font de la poésie
Il me manque la forme et l’image
comme une pelote enchevêtrée
dont la main dévide et tire le dernier fil
pour faire signe de là-haut
Des hanches serrées m’enfoncent à terre
et ma bouche prête à parler, se tait quand tu parles,
dans ton silence, entendras-tu ce qui est sous ma langue ,
la frayeur d’un jeune faon
qui tourne le dos au regard
Comment est-ce quand mes créations disent la poésie
après avoir donné les premiers fruits nous sombrons
dans un océan d’oubli et de bien d’autres choses.
(13)
Ecoute
Ecoute
Israel je dis
Tu restes silencieux
des oreillettes japonaises à tes oreilles
distillent une musique aussi douce
qu’une halwa turque
nappée de raisons secs et de cannelle.
Ecoute Israel je ne prononce
pas le Nom ineffable je prie la pluie
pendant que ton sourire regarde l’infini intérieur.
J’ai appris à dire à l’amour : dors ici cette nuit
le Messie arrive, il a la forme d’un taureau bleu,
demain j’ouvrirai la fenêtre pour que
tu t’envoles comme un oiseau.
(14)
C’est ainsi
Rêver de l’un Et dormir avec un autre
Pénétrer l’esprit Et ne connaître que la chair
Semer Et offrir préparer les mains de la
pietà
Allaiter de son lait Et respirer le sang versé
Dresser une table Et sentir une odeur de friture
Être sur une montagne Et entendre sa voix dans la mer
Sortir d’un port Et apercevoir le désert
Bâtir une maison Et songer à la détruire
Publier un livre et savoir qu’il sera oublié
Te regarder dans les yeux
Ton retour à la demeure
Ton départ de toute
demeure
(15)
Euro Arabia, voyage imaginaire
2.
Can you tell me
Can you tell me where is the bus to the Airport
J’ai interrogé le propriétaire du kiosque à la gare centrale de Bratislava
Pas anglais. En Slovaquie on parle slovaque.
Il ne m’a pas vendu de l’eau un jour de pluie.
Au déjeuner à Bratislava la route plane
au- dessus du trou noir de la synagogue le quartier juif n’existe plus,
qui se souvient ?
On dit que la Slovaquie n’a pas de problème démographique,
nous n’avons jamais eu ici de réfugiés ici,
mais il persiste dans l’air des relents
qu’il est difficile d’évacuer
(16)
4.
Sur l’autre rive du Danube violet en Roumanie
entre Kladovo et Shabatz d’où ont fui les réfugiés en 1939
vers l’est où fuient les réfugiés aujourd’hui.
Arrêtés par les navires de guerre britanniques ils ont été reconduits aux crématoires.
(au jardin d’enfants nous avions appris que le rouge avec du bleu ça fait du violet)
En ce temps-là, le soleil était froid, le sang gelé dans le Danube, mais le mimosa fleurissait.
A présent c’est le printemps entre les champs de blé et les champs de pommiers,
Stefan le moine me conduit dans son grand van à l’aéroport,
nous parlons de tout en trois langues et quatre mains jusqu’à ce que
Stefan, avec sa belle barbe noire, se range sur le trottoir sur les ordres d’un policier, il passe la tête dans la cabine du chauffeur comme s’il regardait par un trou de serrure,
il interroge dans une langue inconnue mais que je comprends, « Y a-t-il des syriens sur la banquette arrière ou dans le coffre ? »
Il n’y avait pas de Syriens, mais il y avait une juive, perpétuellement en fuite.
(17)
8.
Promenade de shabbat après-midi nous avons traversé le grand fleuve en direction d’une ville qui s’étire entre une cathédrale, un château et une forteresse
sièges royaux et boutiques à la mode et des travailleurs étrangers de différentes couleurs.
Au rayon lingerie du magasin H & O une cliente interpelle la vendeuse en arabe parlé, elle essaie sous le voile
un string et un soutien-gorge à rayures de tigre.
Dans la synagogue la prière en traduction simultanée est en russe,
pas d’hébreu ou d’allemand, le kaddish est encore dit en araméen.
(18)
La vallée en face la montagne
J’ai couru vers le figuier à l’écart des autres
prodigue de son miel, il m’ouvrait la porte d’un monde
et j’entrais dans le corps de l’amour.
Chaque matin, je le cognais comme le sagace pivert
chuchotant comme les animaux nocturnes du taillis,
quelqu’un qui viendrait se nourrir de l’oubli.
Il me parla un jour d’un figuier blanc
planté au bout des terres du moshav,
chaque mois d’Av en été il donnait son miel.
Tout le temps de sa vie il attendait l’été.
(19)
Rétrospective
Regarder en arrière
pour réaliser tout ce que nous avons fait
tout ce dont nous nous souvenons
sans indulgence
une rétrospective
un regard qui mérite la mort
Oter la chaussure de cuir du bien-aimé
c’est inviter son corps
à danser pieds-nus sur le sable, et nager,
dévoiler l’infinie solitude de son corps.
(20)
Au rythme de l’amour
Que voulais-tu me dire en partant,
l’absence éclaire t elle l’obscurité qui nous sépare.
Où suis-je dans tout cela ?
Ta main frappait le rebord de la fenêtre
où reste ouvert le livre des jours, il compte
le rythme des respirations où résonnent les nuits,
elles prennent de mes mains le nouveau-né inconscient
en lui disant, tu es moi, et le poussant ailleurs,
entre une ville et une route qui descend vers le désert
au rythme de l’amour.